

L’ouvrage du Professeur Félicien Kalala Mupingani est instructif à maints égards. Il s’inscrit dans une dynamique de chercheurs congolais et particulièrement les spécialistes du droit constitutionnel qui, à travers différents écrits, s’approprient et contribuent de manière significative à la connaissance de l’histoire constitutionnelle et des institutions politiques de la République démocratique du Congo.
Il faut apprécier le caractère pédagogique du livre et surtout la démarche empruntée pour arriver à montrer non seulement l’importance de l’enseignement du droit constitutionnel -qui n’est plus calfeutré uniquement à l’analyse des institutions politiques- mais aussi à mettre en relief le lien entre la Constitution congolaise et le pouvoir politique dans sa triple dimension génétique, organisationnelle et fonctionnelle. Sans pour autant m’y attarder, je note que l’auteur accorde une part importante à l’approche historique pour décrire les institutions politiques desquelles le droit constitutionnel a émergé à travers le temps. Au détour de la description faite, la dimension agonistique apparaît justement par l’entremise des contradictions et des antagonismes sur le Congo et les diverses solutions apportées par multiples acteurs qui ne se sont jamais départis des luttes de leadership et d’intérêts divergents. La conséquence est que le droit conçu et appliqué dans ce contexte est lui-même marqué au coin d’un « pluralisme agonistique » et est la résultante d’un affrontement entre « le politique » et « la politique ».
Le chapitre préliminaire de ce manuel décrit comment la naissance du Congo en tant qu’Etat a posé beaucoup de problèmes, opposé différents acteurs et divisé les doctrinaires. En effet, le statut juridique du Congo a emprunté un itinéraire atypique. Bien qu’étant aujourd’hui sujet de droit international à part entière, cet Etat a connu une chronique entièrement à part. L’on peut lire dans ce livre de Félicien Kalala, à la suite d’autres auteurs, que l’histoire de ce pays est indissociable de celle du Royaume de Belgique mais surtout de la volonté propre et de la personnalité du Roi Léopold II. Son existence a été (et est encore) caractérisée par des rivalités nombreuses. La trame agonistique a été déjà présente aux activités de l’Association Internationale Africaine (AIA) issue de la Conférence Géographique de Bruxelles, ce qui poussa le roi des Belges à changer de stratégie en mettant sur pied le Comité d’Etudes du Haut Congo (CEHC). Face à l’opposition et aux véhémentes protestations du Portugal au travail de ce dernier, son promoteur ne tarit pas d’imagination. Il entreprit des contacts « diplomatiques » avec d’autres puissances pour trouver appui et aux fins de se protéger contre l’antagonisme portugais. La nécessité de s’adapter à une donne nouvelle et la réalisation du « rêve congolais » poussèrent Léopold II à créer l’Association Internationale du Congo (AIC). Après avoir tenté une alliance avec les Anglais lesquels, par changement de stratégie, se rallièrent par la suite aux Portugais, le monarque, bénéficiant déjà de l’appui des Etats-Unis d’Amérique, obtint le ralliement de la France en lui concédant en retour le fameux « droit de préemption » sur le Congo. En Allemagne, le Prince de Bismarck, déjà approché par Léopold II, bien qu’ayant des ambitions de recherche de débouchés pour son pays, ne heurta pas les intérêts du roi des Belges.
La convocation de la Conférence de Berlin en 1884 dans un climat de forte compétition vint trouver un terrain déjà assaini et suffisamment sensibilisé à la cause de l’AIC. L’adhésion de cette dernière à l’Acte final de Berlin de 1885 était le résultat du travail abattu par la diplomatie léopoldienne. Cependant, cela n’est pas sans poser de difficultés du point de vue du droit : comment expliquer juridiquement l’adhésion d’une association privée à une convention liant les Etats ? A la suite de cette illustre conférence naquit l’Etat Indépendant du Congo (EIC) avec à sa tête un Souverain (qui le considérait en fait comme sa propriété privée) qui était en même temps roi des Belges. Ce ne serait pas euphémique de dire que l’EIC est né dans des circonstances singulières qui n’ont pas manqué de constituer, comme le note si bien le Professeur Félicien Kalala, des obstacles (d’ordre interne et international) sur son chemin. C’est un être juridique sui generis. Il est unique en son genre dans l’histoire des relations internationales et, partant, en droit international. Certains auteurs ont soutenu qu’il s’agissait d’un Etat fictif ou hors des normes, une fiction juridique instrumentalisée par Léopold II, « une sorte d’enfant naturel qu’un père opulent soutient, mais qui n’a aucune situation ni aucun rang dans le monde », une « colonie internationale » dont la métropole est l’ensemble des Etats représentés à la Conférence de Berlin. D’autres analystes ont considéré que l’Etat léopoldien était faussement indépendant. Il était une « colonie sans métropole » ou plus exactement, une colonie dont la métropole était un individu et non pas une nation.
Nous le savons, l’annexion du Congo par la Belgique s’est faite dans un contexte de compétition et la France brandissait toujours son droit de préemption pour avoir ce vaste territoire. A son indépendance, le Congo se retrouve avec des textes constitutionnels octroyés, imposés par la puissance coloniale. Cela ne va pas sans influencer le fonctionnement des institutions politiques de ce jeune pays. L’instabilité politique va être à la base de plusieurs textes dont les multiples révisions doublées de plusieurs violations vont déboucher, comme dit ci-haut, dans un pluralisme agonistique. On assiste de manière récurrente à des ententes conflictuelles, à des consensus qui s’accompagnent par des dissensus, des désaccords sur l’interprétation à donner à certaines dispositions constitutionnelles, à la multiplication des confrontations autour de la forme de l’Etat, des options politiques, avec toutes les manifestations de violence qui en découlent.
A travers la première partie de l’ouvrage qui porte sur la trajectoire des normes constitutionnelles, le lecteur se rendra compte des efforts fournis par l’auteur pour montrer la place « du politique » et de « la politique » dans l’élaboration de la Constitution congolaise, sa révision et surtout les traits saillants d’un mouvement constitutionnel qui s’est cristallisé après plusieurs Constitutions que le pays a connues. La dimension ontologique de l’antagonisme qu’incarne « le politique » et qui se manifeste sous plusieurs formes et dans diverses sphères de relations sociales est perceptible dans les analyses que fait l’auteur lorsqu’il parle des textes constitutionnels conjoncturels -après avoir identifié les carences congénitales du Décret-loi constitutionnel n°003 du 27 mai 1997- qui ont porté un coup dur à la stabilité politique du pays. En même temps les considérations sur « la politique » sont assez remarquées à travers l’examen fait des pratiques, des discours et des institutions politiques. Tout en rappelant que « la politique » a pour visée d’établir un certain ordre et d’organiser la coexistence humaine dans des conditions toujours potentiellement conflictuelles, le Professeur Félicien Kalala fait voir, particulièrement dans la troisième partie, que même les institutions d’appui à la démocratie sont affectées par la dimension « du politique » qui trouve également son exutoire à travers la militarisation de la vie politique et la concentration des pouvoirs constituants entre les mains du Président de la République et du Parlement.
Sur un autre plan, il me revient de constater que l’auteur s’est montré parcimonieux à propos de la séparation des pouvoirs qui reste, rappelons-le, un principe à valeur constitutionnelle, un pivot essentiel sur lequel tournent les institutions et un garant d’un fonctionnement harmonieux et démocratique de l’Etat. On ne le dira jamais assez, la démocratie ne peut exister si le partage du pouvoir et par suite sa limitation, son encadrement et son contrôle ne sont pas réalisés. Le livre nous montre que l’histoire constitutionnelle congolaise est marquée par des pages, nombreuses, peu luisantes sur la division du pouvoir dans l’Etat congolais. Depuis la première république jusqu’à la troisième actuelle, la réalité reste toujours en attente de l’exécution de ce principe. Le livre revient, à juste titre, sur l’expérience de la formule 1+4 qui avait marqué la présidence de la République lors de la transition de 2003 à 2006. L’on retrouve de belles interrogations sur l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est loin d’être également une réalité. Les questionnements contenus dans cet ouvrages doivent rappeler les deux grandes modalités de division du pouvoir dans l’Etat, à savoir l’horizontale et la verticale qui sont, toutes, appelées à coexister. Avec la division horizontale, le pouvoir doit être réparti entre les pouvoirs existants au niveau national (entre le Parlement et le Gouvernement et entre ces deux pouvoirs et le pouvoir judiciaire). C’est cette horizontalité qui conduit à faire la distinction entre divers régimes politiques (parlementaire, présidentiel, etc.). La division verticale du pouvoir, quant à elle, va concerner la répartition du pouvoir entre le gouvernement central et les différentes provinces. Les modalités variables de cette division verticale vont alors conduire à distinguer ce que l’on appelle les formes de l’État (Etat fédéral, État unitaire, État régional …). Les débats sur ce que doit être la forme de l’Etat congolais ne sont jamais finis entre fédéralistes et unitaristes et il se pourrait que la nouvelle Constitution obtenue après une révision constitutionnelle souhaitée n’apaise pas les vœux ardents de ceux qui veulent voir un « Congo restauré ».
J’ai par ailleurs apprécié les remarques faites sur l’inféodation du pouvoir judiciaire. Il reste que le travail des juges devrait, pour le futur, retenir de manière singulière l’attention des auteurs. En effet, les juges, à travers leurs décisions, doivent jouer un rôle essentiel pour la consolidation d’un Etat de droit. Leurs décisions constituent un puissant vecteur de mise en œuvre de la Constitution et, surtout, des valeurs qu’elle promeut. Parmi les fonctions attendues d’eux il faut rappeler le cadrage de la réalité, la résolution des conflits au lieu de les amplifier et de contribuer à davantage « instabiliser » les institutions et par voie de conséquence à affaiblir l’Etat. A travers leur travail, les juges doivent faciliter le dialogue institutionnel entre différents acteurs de la vie publique.
Cet ouvrage reste un outil utile pour toute personne intéressée à la vie politique et à l’histoire constitutionnelle du Congo.
Je félicite chaleureusement son auteur et souhaite que l’étude connaisse la réussite qu’elle mérite, en ce y compris, dans les mises à jour que ses lecteurs ne manqueront pas de réclamer.
Jean-Paul SEGIHOBE BIGIRA
Professeur Ordinaire(Université de Kinshasa)